Interdits de scène. Le monde du spectacle et la politique antijuive dans la France occupée (1940-1944)
Résumé
Dans son ouvrage L’Artiste, l’institution et le marché, la sociologue de l’art Raymonde Moulin soulignait la difficulté d’enfermer « l’identité professionnelle » des artistes dans une quelconque « définition juridique “dure” ». De fait, les législateurs butèrent sur l’hétérogénéité radicale d’un monde social traversé par une inégalité maximisée des niveaux d’engagements, entre les artistes salariés, parfois même assimilés à des fonctionnaires dans les théâtres nationaux – c’était par exemple le cas des troupes de chanteurs lyriques ou de comédiens, des orchestres et des corps de ballet –, les virtuoses et les divas du classique comme les vedettes consacrées du cinéma et du music-hall, mais aussi tous les anonymes, les « subalternes » qu’évoquait le chef de la police dans son courrier au CGQJ. Ce flou juridictionnel a contraint les législateurs antisémites, à rebours des professions libérales, rapidement limitées par des quotas avec la loi du 2 juin 1941, à s’appuyer sur les administrations et les institutions responsables de la vie artistique.
À cet égard, interroger l’application de la législation antisémite dans le monde du spectacle nécessite de s’inscrire dans le cadre plus large de l’histoire des institutions sous l’Occupation. Cheminant pas à pas dans la chronologie fine de l’écriture des lois, nous montrerons que les responsables d’institutions culturelles peinèrent à ajuster leur comportement, pris en étau des empêchements de faits imposés par un occupant menaçant et les incohérences du droit antisémite de Vichy. Quelles ont été les stratégies développées par leurs agents ? Ont-ils été, comme Marc Olivier Baruch l’a pointé dans sa typologie politique des grands corps de l’État, davantage préoccupés de la bonne marche des exclusions que de la question de leur légitimité ? Dans quelle mesure et quelles proportions ont-ils joué un rôle dans l’accélération des processus d’exclusion des artistes juifs ? Ou, au contrario, les entreprises dilatoires de certains de ces agents publics face aux ambitions totalisantes de Vichy et de l’occupant allemand ont-elles permis de protéger certains artistes ?
Trois exemples nous permettront d’illustrer les contradictions, les limites et les contraintes auxquelles durent faire face les institutions culturelles sous l’Occupation, avec la question lancinante : comment « servir l’État français » tout en s’accommodant de la présence d’un occupant auquel on résiste ? Nous observerons tour à tour les stratégies d’ajustement et les logiques d’obéissance voire d’anticipation du Conservatoire de musique et de déclamation de Paris, des services de la direction générale des Beaux-Arts et enfin des services la Radiodiffusion nationale, déplacée en zone libre et devenue un rouage essentiel des services de la propagande de Vichy.
Domaines
Histoire
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